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La matière
sombre est l'une des plus grandes inconnues de la cosmologie moderne.
Elle est définie comme une forme de matière qui n'interagit pas (ou très
peu) avec la lumière et les autres rayonnements électromagnétiques.
C'est pourquoi on ne peut ni la voir directement avec nos télescopes (qu'ils
soient optiques, radio, infrarouges, etc.), ni la détecter par son émission
ou son absorption de lumière. Son nom de sombre vient de cette
invisibilité.
L'existence de la matière sombre repose
sur une déduction basée sur de multiples preuves observationnelles indépendantes.
La première indication est venue dans les années 1930 avec l'astronome
Fritz
Zwicky, qui étudiait le mouvement des galaxies dans l'amas de Coma.
Il a constaté que les galaxies se déplaçaient si vite que l'amas aurait
dû se disperser depuis longtemps si sa masse n'était constituée que
de la matière visible. Pour maintenir l'amas lié par la force de gravitation,
il fallait une quantité de matière beaucoup plus importante, qu'il a
appelée "matière sombre" (en allemand, dunkle Materie).
Dans les années 1970, Vera Rubin et ses
collaborateurs ont confirmé et étendu ces observations en étudiant les
courbes de rotation des galaxies spirales individuelles. Elles ont mesuré
la vitesse à laquelle les étoiles et le gaz
tournent autour du centre de la galaxie en fonction de leur distance. Selon
les lois de la physique (gravitation de Newton), la vitesse de rotation
devrait diminuer avec l'éloignement du centre, car la majorité de la
masse visible (étoiles, gaz) est concentrée dans le bulbe central et
le disque interne. Cependant, les observations ont montré que la vitesse
de rotation restait étonnamment constante, voire augmentait légèrement,
même dans les régions les plus externes des galaxies, là où la quantité
de matière visible diminue fortement. La seule explication plausible est
que ces régions externes sont plongées dans un vaste halo de matière
invisible qui fournit le supplément de gravité nécessaire pour maintenir
ces vitesses élevées.
D'autres preuves observationnelles sont
venues renforcer le concept de matière sombre. L'une des plus convaincantes
est l'effet de lentille gravitationnelle. La gravitation, quelle que soit
sa source (visible ou sombre), courbe l'espace-temps et dévie la trajectoire
de la lumière. En observant comment la lumière de galaxies lointaines
est déformée et amplifiée en passant près d'amas de galaxies massifs,
les astrophysiciens peuvent cartographier la distribution totale de la
masse dans ces amas. Ces cartes montrent invariablement que la majorité
de la masse dans les amas de galaxies est sombre, excédant de loin la
masse visible des galaxies et du gaz chaud (qui émet en rayons X) présent
dans l'amas.
Une autre preuve majeure provient de l'étude
du fond diffus cosmologique (CMB), le rayonnement
rémanent du big bang. Les infimes variations de température dans ce rayonnement
contiennent des informations cruciales sur la composition et l'évolution
de l'univers primordial. L'analyse détaillée de ces fluctuations (notamment
par les satellites WMAP et Planck) indique que la matière ordinaire (baryonique,
c'est-à -dire protons, neutrons, électrons – tout ce qui compose les
étoiles, les planètes et nous-mêmes) ne représente qu'environ 5% de
la densité totale masse-énergie de l'univers. La matière sombre, quant
à elle, représente environ 27%, tandis que les 68% restants sont attribués
à l'énergie sombre, une autre entité
de nature inconnue, responsable de l'accélération
de l'expansion de l'univers. La matière sombre est donc environ cinq fois
plus abondante que la matière ordinaire.
Enfin, la formation des grandes structures
de l'univers (galaxies, amas de galaxies, filaments) est également mieux
expliquée si l'on inclut la matière sombre. Dans les modèles cosmologiques,
la matière sombre fournit l'échafaudage gravitationnel sur lequel la
matière ordinaire peut s'effondrer et former les structures que nous observons
aujourd'hui. Sans l'attraction gravitationnelle supplémentaire de la matière
sombre, les fluctuations de densité dans l'univers primordial n'auraient
pas pu croître assez rapidement pour former les galaxies et les amas de
galaxies en 13,8 milliards d'années.
Quant à la nature exacte de la matière
sombre, c'est encore une grande énigme. On sait qu'il ne s'agit pas de
matière ordinaire peu lumineuse (comme des naines brunes ou des trous
noirs de masse stellaire), car les contraintes de la nucléosynthèse primordiale
(la formation des premiers éléments légers après le big bang) et les
observations de micro-lentilles gravitationnelles excluent que la matière
sombre soit majoritairement baryonique. L'hypothèse privilégiée est
qu'il s'agit d'une ou plusieurs nouvelles particules élémentaires qui
n'interagissent que très faiblement avec les autres forces (sauf la gravitation).
Chaude ou froide?
L'une des façons
de catégoriser les candidats à la matière sombre est basée sur la vitesse
que ces particules auraient eue dans l'univers jeune, ce qui donne naissance
aux concepts de matière sombre chaude (HDM, hot dark matter) et
de matière sombre froide (CDM, cold dark matter).
• La
matière sombre chaude est composée de particules qui auraient voyagé
à des vitesses relativistes (proches de la vitesse de la lumière) au
début de l'expansion de l'univers. À cause de leur grande vitesse, ces
particules peuvent parcourir de grandes distances et lisser les petites
fluctuations de densité initiales. Dans un scénario HDM, les grandes
structures de l'univers (amas de galaxies, superamas) se formeraient en
premier, puis les structures plus petites comme les galaxies individuelles
se fragmenteraient à partir de ces grandes entités. C'est un modèle
de formation de structure "top-down".
• La matière
sombre froide, en revanche, est composée de particules qui auraient
voyagé à des vitesses beaucoup plus faibles (non relativistes) dans l'univers
jeune. Étant lentes, ces particules ne parcourent pas de grandes distances
et ne lissent pas les petites fluctuations de densité. Dans un scénario
CDM, les petites structures (petites galaxies, halos de matière sombre
de la taille d'une galaxie) se formeraient en premier à partir des petites
perturbations de densité, puis fusionneraient hiérarchiquement pour former
des structures plus grandes (galaxies plus massives, amas de galaxies,
superamas). C'est un modèle de formation de structure "bottom-up" ou hiérarchique.
L'hypothèse de la matière
sombre froide est actuellement préférée car elle correspond bien mieux
aux observations de la structure à grande échelle de l'univers. Les relevés
cartographiant la distribution des galaxies et des amas de galaxies montrent
une hiérarchie de structures où les petites entités se regroupent pour
former de plus grandes. Les simulations cosmologiques basées sur le modèle
CDM reproduisent avec succès l'aspect filamentaire et les vides observés
dans l'univers, ainsi que l'abondance des galaxies et des amas sur différentes
échelles. La détection des fluctuations du fond diffus cosmologique,
qui sont les "germes" des structures futures, est également plus cohérente
avec un modèle où les petites fluctuations sont préservées par de la
matière sombre lente. De son côté, le scénario HDM, qui prédit que
les petites structures se fragmentent à partir des grandes, ne parvient
pas à expliquer l'abondance observée de petites galaxies et de structures
sur les plus petites échelles. Bien qu'il existe quelques problèmes potentiels
avec le modèle CDM pur (comme la prédiction d'un plus grand nombre de
galaxies satellites autour des grandes galaxies que ce qui est observé,
un problème qui pourrait être résolu par la physique des baryons), le
modèle de la matière sombre froide reste le modèle
standard et le plus réussi pour expliquer la formation de la structure
dans l'univers.
Les candidats.
De nombreux candidats ont été proposés
dans le cadre de la physique des particules, comme les WIMPs (Weakly Interacting
Massive Particles - Particules Massives en Interaction Faible), les axions,
ou les neutrinos stériles.
• Les
particules massives à faible interaction (WIMPs, Weakly Interacting
Massive Particles). - C'est historiquement le candidat le plus populaire.
Les WIMPs sont des particules hypothétiques, beaucoup plus massives que
les particules du Modèle standard des particules (comme l'électron ou
le quark), mais qui interagissent très faiblement avec la matière ordinaire
(d'où leur nom). L'intérêt pour les WIMPs vient en partie du "miracle
des WIMPs" : de nombreuses extensions du Modèle standard (comme la supersymétrie)
prédisent l'existence de telles particules, et leur abondance résiduelle
après le big bang pourrait naturellement expliquer la densité observée
de matière sombre. Des expériences souterraines (détection directe),
des télescopes spatiaux et terrestres (détection indirecte de leurs produits
d'annihilation) et les collisionneurs de particules (production aux accélérateurs
comme le LHC) recherchent activement les WIMPs, mais jusqu'à présent
sans succès clair, ce qui commence à restreindre les modèles les plus
simples de WIMPs.
• Les
axions. - Ce sont des particules hypothétiques beaucoup plus
légères que les WIMPs, qui interagissent également très faiblement
avec la matière ordinaire. Les axions ont été proposés à l'origine
pour résoudre un problème théorique en physique des particules ("le
problème de la violation
CP forte" en chromodynamique quantique).
Leur faible masse et leur faible interaction les rendent difficiles Ã
détecter. Des expériences spécifiques (comme les haloscopes à axions)
sont conçues pour les rechercher en tentant de convertir des axions en
photons dans un champ magnétique.
• Les
neutrinos stériles. - Le Modèle standard inclut trois types de neutrinos
"actifs" qui interagissent via la force faible. Cependant, il est possible
qu'il existe des neutrinos supplémentaires qui n'interagissent pas via
la force faible (d'où le terme "stériles"). Selon leur masse, les neutrinos
stériles pourraient être des candidats à la matière sombre. Des neutrinos
stériles d'une masse de l'ordre du keV (kiloelectronvolt) sont souvent
évoqués comme candidats potentiels, qui pourraient se désintégrer très
lentement en émettant des rayons X (une voie de détection possible).
• Les
particules d'un "secteur sombre" (dark sector) . - L'idée
est que la matière sombre pourrait être composée de particules qui n'appartiennent
pas à notre Modèle standard et qui interagissent principalement entre
elles via de nouvelles forces (une "force sombre") et très faiblement
avec notre matière ordinaire. Cette catégorie est très large et englobe
de nombreuses possibilités théoriques, y compris des photons sombres
ou d'autres médiateurs de forces entre particules de matière sombre.
• Autres
Particules Hypothétiques. - De nombreux autres candidats existent
dans la littérature théorique, découlant de diverses extensions du Modèle
Standard : particules de Kaluza-Klein (dans les théories avec dimensions
supplémentaires), particules faiblement interactives (feebly
interacting particles, FIPs) qui sont une classe très large de candidats
interagissant très faiblement, etc.
• Objets
astrophysiques massifs compacts dans le halo des galaxies (MACHOs -
Massive
Astrophysical Compact Halo Objects). - Historiquement, on a envisagé
que la matière sombre pourrait être constituée d'objets astrophysiques
compacts et sombres, tels que les naines brunes, les naines blanches très
anciennes, ou les trous noirs primordiaux (formés très tôt après le
big bang). Cependant, des recherches intensives utilisant la technique
de la microlentille gravitationnelle (qui détecte la flexion de la lumière
d'étoiles lointaines par un objet compact sombre interposé) ont montré
que ce type d'objets ne peut constituer, le cas écjhéant, qu'une très
faible fraction de la matière sombre totale dans le halo galactique. Les
trous noirs primordiaux restent une possibilité pour certaines gammes
de masses, mais sont contraints par diverses observations.
La recherche pour détecter directement ou
indirectement ces particules de matière sombre est active. Les expériences
de détection directe cherchent à observer la très rare interaction d'une
particule de matière sombre issue du halo galactique avec les noyaux
atomiques d'un détecteur ultra-sensible, généralement placé
profondément sous terre pour minimiser les interférences. Les expériences
de détection indirecte recherchent des produits de l'annihilation ou de
la désintégration de particules de matière sombre dans l'espace, tels
que des rayons gamma, des neutrinos ou des positrons. Les collisionneurs
de particules, comme le LHC au CERN, cherchent également à produire potentiellement
des particules de matière sombre lors de collisions à haute énergie.
Cependant, à ce jour, aucune détection concluante de la matière sombre
n'a été réalisée, ce qui rend ce domaine de recherche d'autant plus
stimulant. |
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